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Enfer d’Automne



Cowt-14 Quarta Settimana  - M3 

Fandom: BSD, lingua francese

Numero parole: 14597



Était une journée d’automne comme les autres, avec l’air frais et un ciel voilé de nuages pâles. Les feuilles craquaient et le vent emportait avec lui l’odeur humide de la terre mouillée, cette sensation classique qui caractérise l’arrivée d’un orage. Pourtant, pour Victor Hugo, il ne resterait de ce matin qu’un ensemble de détails fanés, des souvenirs destinés à se perdre dans les plis du temps.

Le futur dirigeant des Poètes Maudits ne se souvenait de rien de son existence avant ce jour-là. Pas une maison, un visage familier ou un nom chuchoté avec affection. Il ne savait même pas s’il avait déjà eu une famille, des frères, des amis. Le passé était vide et indéfini, plein de nuances mais sans contours. Un abîme d’obscurité sans fin. Le futur leader des Poètes Maudits ne se souvenait même pas du nom de cet orphelinat ou de la raison pour laquelle il était là. 

Il n’avait mémorisé que quelques détails simples de cette journée. Par exemple, la pluie qui peu de temps après apparaîtrait au-dessus des fenêtres du bâtiment. Il ne s’agissait pas de cette pluie légère qui glisse sur les vitres et arrose à peine les rues, non, c’était plutôt un orage violent, de ceux qui dévorent les toits et transforment les rues en rivières de boue. La petite ville de Besançon semblait retenir sa respiration, comme si elle attendait quelque chose ou quelqu’un. Peut-être connaissait-il la tempête qui allait bientôt les engloutir, ou peut-être était-ce juste une coïncidence, un sombre présage de l’avenir qui envelopperait leurs existences en cette journée particulière.

À ce moment-là, Victor n’attendait plus rien. Les semaines se succédaient dans une apathie sans fin, ses journées étaient dépourvues de rêves ou de désirs. Il n’avait même pas six ans, et pourtant il était déjà fatigué, vidé, résigné à vivre dans un monde gouverné par la cruauté et l’injustice.

Ce matin-là en particulier, il se blottissait sous un arc de pierre, les bras serrés autour des genoux, les vêtements trempés et trop larges pour son corps mince. Il avait faim, mais ce vide dans l’estomac était devenu une constante, une langueur étouffée à laquelle il avait dû s’habituer depuis longtemps. De sa cachette, le petit Hugo observait les passants par la fenêtre, sans vraiment les voir, trop habitué à rester invisible, à exister sans se faire remarquer. C’était une ombre, un fantôme relégué aux marges du monde. Un misérable.

Puis il est arrivé.

Un grand homme, imposant, qui semblait presque vouloir défier la gravité par sa seule présence. Comparé à l’enfant qu’il était, cet inconnu ressemblait à un géant. Il portait un chapeau noir, un grand cylindre usé qui projetait une ombre sur son visage, lui donnant un plus grand air de mystère; tandis que le manteau qu’il portait se balançait comme une voile battue par le vent. Cette figure semblait appartenir à un autre temps, ou à un autre lieu. Que faisait un noble dans leur petit orphelinat ? C’était la première pensée qui traversait l’esprit de Victor. 

Quand ses yeux foncés croisèrent ceux du petit Hugo, il retourna ce regard avec la même décision mêlée de curiosité. Il n’avait pas peur. Ces iris pénétrantes, pleines d’histoires non racontées, semblaient observer non seulement lui, mais aussi son propre passé comme s’ils se connaissaient depuis toujours. La voix de l’homme, basse et vibrante, emportait avec elle le son d’anciens récits, de légendes murmurées autour d’un feu, pourtant dans ce son il y avait quelque chose de secret qui vibrait de vérité.

Le sourire qui apparut sur le visage de l’étranger, à peine effleuré mais riche d’une complicité silencieuse, fut ce qui surprit le plus Victor. Ce n’était pas le sourire d’un bienfaiteur, ni celui d’un saint. C’était un sourire qui parlait de quelque chose de plus, d’expériences partagées ou d’une conscience que l’enfant ne pouvait pas comprendre. Cette expression l’a intrigué, lui a fait sentir comme si quelque chose d’inconnu, d’important, allait se produire. Ce n’était qu’un sentiment, un pressentiment qui jamais comme alors se serait avéré vrai.

L’homme mystérieux s’arrêta devant le petit Hugo, se penchant sans précipitation et esquissant un sourire.

"Quel est ton nom?" lui demanda-t-il.

Victor hésita. Non pas parce qu’il ne savait pas répondre, mais parce qu’il n’avait pas confiance en cet étranger. Il n’avait pas l’habitude de dialoguer avec les adultes, au contraire il en voyait rarement. Lui et les autres enfants étaient pris en charge par quelques sœurs, ils recevaient rarement des visites d’étrangers.

Tout son monde était enfermé dans ces murs. Les nouvelles le rendaient inquiet, moins sûr de lui. Le jeune Hugo avait toujours détesté les changements, il trouvait un certain réconfort dans le quotidien de ses journées, tristes ou monotones qu’elles fussent. L’imprévu pouvait être dangereux, voire fatal.

 "Victor" trouva le courage de chuchoter, le défiant avec son regard. Il ne se montrerait jamais faible ou peu sûr. Il était prêt à se battre, à défendre son existence.

"Victor eh" L’homme le regarda longuement, puis il ôta sa cape et la posa sur ses épaules. L’enfant tremblait et il semblait s’en apercevoir. 

 "Victor Marie Hugo" murmura le plus jeune avec plus de conviction, claquant légèrement des dents. Il ne l’aurait pas remercié pour ce geste. Il n’avait pas besoin de la pitié d’un étranger.

L’homme mystérieux lui sourit et c’était comme si la tempête s’était arrêtée un instant. 

"Je t’ai cherché si longtemps. A partir d’aujourd’hui tu vivras avec moi garçon. Nous avons un monde entier à conquérir"

Victor n’a pas compris le sens de ces mots. Il ne l’aurait fait que dix ans plus tard, dans la poussière et le sang d’un champ de bataille.


***


Alexandre Dumas avait vu cet enfant dans ses rêves bien avant de le trouver.

Cette vision était arrivée comme toujours, dans cette zone d’ombre entre la veille et le réveil. Peu de détails simples : un orphelinat aux murs délabrés, la cour dépouillée, un ciel menaçant de tempête. Et là, caché dans un coin, un enfant aux cheveux roux et aux yeux verts, trop grands pour un visage aussi maigre. Il était assis, les genoux serrés contre sa poitrine. Il tremblait de froid. Le vent soulevait la poussière sur lui, mais il ne bougeait pas. C’était juste. Seulement d’une façon que Dumas connaissait trop bien.

Il s’était réveillé avec le battement de son coeur, le nom sur sa langue avant même de l’avoir entendu. Victor Hugo. Le petit garçon qui allait relever le sort de la France et de son organisation.

Ce matin-là, avec son manteau humide de pluie et sa démarche déterminée, il avait traversé les quartiers les plus tristes de Paris, suivant le fil fin de sa propre Capacité, cette malédiction qui l’appelait toujours vers des histoires à écrire. Il n’avait pas réussi. Tout comme le lendemain. Les saisons se succédèrent alors que cette vision prenait avec le temps des détails de plus en plus nets.

Retrouver Victor Hugo était devenu sa mission. Ce garçon était le seul qui aurait pu sauver les Poètes Maudits du désastre. Des vents de guerre étaient sur le point de s’abattre sur le continent européen, il l’avait prévu. L’Organisation que son père lui avait laissée n’avait jamais été aussi faible. Seul un miracle pouvait les mener à la survie. Cet enfant était la clé, l’instrument par lequel la France aurait pu se relever sur la scène internationale.

"Tu devrais arrêter, la recherche de ce gamin devient une obsession."

Mercedes ne lui avait jamais caché quoi que ce soit. Elle s’était toujours tournée vers lui sans hésiter ni se peler la langue. Aussi directe que belle était la meilleure espionne que Dumas ait jamais rencontrée. Il avait rencontré son regard grâce à une vision. Une fois de plus, c’était sa propre capacité qui l’avait guidé vers le futur. 

"Cet enfant sauvera l’Organisation de mon père" n’aurait pas voulu répondre si brusquement, il s’en repentit un instant plus tard, quand la femme lui donna un regard de pur blâme.

"Quand on s’est rencontré, tu t’en foutais" était vrai. Il fut un temps, une époque révolue de sa vie, où il désirait seulement être libre, vivre loin des obligations et des devoirs que son nom comportait.

Il était le fils d’un général, son unique héritier. Le continent européen se trouvait à l’apogée de sa gloire.

Mercedes a allumé une cigarette avec calme mesuré, sans détourner les yeux de lui. La fumée se levait lentement dans la pénombre de la pièce, dansant comme un présage silencieux entre eux.

"N’étais-tu pas celui qui voulait s’enfuir ?" dit-il enfin, avec un sourire voilé d’amertume. Ce jeune homme qui ne désirait rien d’autre que d’écrire des histoires et de vivre sans chaînes ?

Dumas se passa une main sur le visage, comme pour chasser la fatigue accumulée ces derniers mois. Peut-être qu’à un autre moment, dans un autre futur, Mercedes aurait eu raison. Il y a eu un moment où il croyait vraiment qu’il pouvait être juste Alexandre, un homme avec le don des mots, sans avoir à porter sur ses épaules le poids d’un héritage encombrant.

Mais alors les visions sont arrivées et avec elles la découverte de sa propre capacité. Dommage que ce ne soit pas un cadeau, mais une condamnation.

Il avait vu Paris en flammes, les ombres des passants disparaître l’une après l’autre dans un nuage de fumée, les Poètes Maudits réduits à un souvenir flou. Il voyait des guerres au loin, le continent s’effondrant sous le poids de trop grandes ambitions. Et, surtout, il avait vu un enfant. Victor Hugo.

Un nom qui le hantait. Un visage qu’il ne pouvait pas oublier, encadré par deux iris émeraude. Un vert qui représentait pour lui l’espoir, un monde meilleur.

"Je ne peux pas me permettre d’ignorer ce que je sais" répondit-il, essayant de garder sa voix calme.

Mercedes souffla la fumée, secouant la tête.

"Peut-être que vous ne voulez pas l’ignorer. Peut-être que vous aimez avoir quelque chose à poursuivre" rêves, fantômes.

"C’est ce que tu penses ?" la femme n’arrêtait pas de le fixer.

"Je pense que tu as besoin de quelque chose qui te consume. Quelque chose qui justifie tout le reste. Le fait que tu ne dors plus, que tu ne t’arrêtes jamais. Que tu me laisses derrière"

Dumas ne répondit pas.

Car la vérité était que Mercedes avait raison

Il l’avait toujours su, depuis le jour où il avait posé les yeux sur elle, quand sa Capacité l’avait conduit dans un salon fumé, entre verres d’absinthe et regards furtifs. Il l’avait vue avant même de la rencontrer, comme tout ce qui était important dans sa vie. Mais la voir dans une vision et la trouver dans le monde réel étaient deux événements différents.

Mercedes n’avait pas été un destin écrit dans les étoiles. C’était un choix. Et peut-être que c’est pour cela qu’il lui faisait si mal de la laisser derrière. Il ne pouvait pas faire ça. 

Elle l’étudia encore un long instant, puis éteignit sa cigarette et s’approcha, posant une main sur sa poitrine.

"Tu trouveras cet enfant, je le sais. Mais dis-moi, Alexandre... "son regard est devenu plus sombre, sa voix plus basse. 

"Quand tu l’auras trouvé, que restera-t-il de toi ?"

Dumas n’avait pas de réponse.

La première fois qu’ils se sont rencontrés, Dumas ne savait pas qui était vraiment Mercedes.

C’était un jeu dangereux, celui de la politique et des organisations secrètes, et il y était né, forcé à se déplacer entre des vérités déformées et des mensonges bien construits. Mais cette nuit-là, dans ce salon aux chandelles, Mercedes ne lui avait semblé qu’une femme à la beauté effrontée, avec un sourire qui goûtait le défi et un verre d’absinthe entre ses doigts fins.

"Alexandre Dumas, " avait commencé par elle, savourant le son de son nom. 

"Tu es exactement comme on dit... trop beau pour ton propre bien"

Dumas avait souri, inclinant légèrement la tête.

"Et qui es-tu ?"

Elle ne répondit pas. Elle le regarda avec ces yeux bleus, pleins de secrets.

Ce n’est que quelques semaines plus tard qu’il a découvert la vérité.

C’était une nuit froide, les rues de Paris baignées dans l’ombre, les lampadaires jetant des lumières vacillantes sur les ruelles humides. Dumas traquait un informateur lié aux Poètes Maudits, un homme qui avait vendu des informations au plus offrant. Il ne s’attendait pas à trouver Mercedes sur ses traces.

Quand ils se sont retrouvés l’un en face de l’autre, tous les deux avec leur pistolet pointé sur la même cible, l’air était devenu lourd.

"Qu’est-ce que tu fous là ?" avait-il grogné, le souffle encore essoufflé de la course à travers les toits.

Mercedes avait souri sans baisser son arme.


"La même chose que toi, je suppose."

C’est à ce moment-là que j’ai compris.

Elle n’était pas seulement une femme charmante avec des liens dans la haute société. Ce n’était pas seulement l’amant qui lui chuchotait de douces paroles au milieu de la nuit. Mercedes était une espionne. Et pas n’importe laquelle : une espionne catalane, avec derrière elle un réseau qui s’étendait bien au-delà de la France.

Il l’avait trompé. Et pour la première fois, il n’avait rien vu. 

"Depuis combien de temps joues-tu avec moi ?" demanda-t-il, la voix basse, trahie seulement par un léger tremblement.

Mercedes avait baissé son arme.

"Je n’ai jamais joué, Alexandre" Et pour une raison quelconque, il l’avait cru.

Cette nuit-là, après avoir accompli la mission, après avoir laissé derrière lui le cadavre de l’informateur et un autre secret enfoui dans les ombres de Paris, ils étaient finis ensemble.

Il était enragé, intense, un acte de défi autant que de désir. Dumas ne savait plus s’il voulait la posséder ou la punir pour l’avoir trompé. Peut-être les deux. Mais quand Mercedes l’avait embrassé, mordant sa lèvre avec un sourire malicieux, il avait compris qu’il était perdu.

A partir de ce moment, il aurait été impossible d’arrêter de se chercher.

Mercedes n’avait jamais eu une seule vie, ni un seul visage.

Elle était née avec le don - ou la malédiction - de changer, d’être n’importe qui et personne. Sa mère, une femme qui avait vécu plus longtemps que n’importe quel être humain, lui avait appris qu’un tel pouvoir était une arme et qu’il n’y avait pas de place pour l’incertitude ou la naïveté dans leur monde.

Elle avait vécu mille existences avant même de devenir adulte. Enfant de la rue, noble femme, servante, marchande. Chaque identité était un masque nécessaire pour survivre, pour se cacher de ceux qui voudraient l’utiliser ou la détruire. En grandissant, il avait appris à utiliser son don avec une précision chirurgicale, jusqu’à le transformer en un instrument de pouvoir.

C’est comme ça que les renseignements l’ont trouvée.

Ou plutôt, c’est comme ça qu’elle leur a permis de la trouver.

Le gouvernement catalan avait besoin d’espions qui pouvaient s’infiltrer partout, qui pouvaient devenir n’importe qui. Mercedes s’est prêtée à ce jeu avec une froideur calculée, parce qu’elle savait que servir une ombre plus grande signifiait se protéger. Les missions devinrent son existence, chaque visage prenant une pièce d’un plus grand puzzle. Elle ne faisait confiance à personne, parce que personne n’avait jamais eu de vrai visage pour elle.

Puis il a rencontré Alexandre Dumas.

Au début, il n’était qu’un autre nom, un homme puissant avec des liens encore plus puissants, une cible à étudier, peut-être à exploiter. Il savait qui il était, qui avait été son père, et ce que signifiait le nom qu’il portait. Il le vit de loin, l’étudia, le connut à travers les récits des autres.

Mais rien ne l’avait préparée à ce qu’elle allait ressentir quand elle le rencontrait vraiment.

Dumas était différent. Il avait la même faim qui brûlait en elle, mais il ne se cachait pas derrière les masques que le monde lui imposait. Il était passionné, audacieux, plein de mots et de visions. Il croyait au destin, à son héritage, à une cause plus grande que lui. Mercedes a toujours été méfiante envers quiconque avait foi en quelque chose, parce qu’elle savait que la foi rend vulnérable.

Pourtant, contre toute logique, il se trouva à vouloir le croire.

Au début, il fallait ne jamais baisser la garde. Il savait que Dumas était dangereux, parce qu’il était trop têtu, trop brillant, trop enclin à suivre ses instincts. Mais plus elle l’observait, plus elle s’approchait de lui, plus elle se rendait compte que la peur qu’elle éprouvait n’était pas celle d’être découverte.

C’était d’être vue.

D’être aimée pour ce qu’elle était vraiment, et non pour son visage.

Mercedes a découvert qu’elle était enceinte à un moment où tout semblait sur le point de s’effondrer.

Il était en mission, comme toujours. Un faux nom, un nouveau visage, une autre ville. Mais quelque chose de différent. La fatigue qui ne passait pas, les nausées soudaines, le rythme cardiaque accéléré chaque fois qu’il s’arrêtait un instant de trop. Pendant des semaines, il a ignoré les signes, convaincu que c’était juste le stress, le poids d’une vie dans l’ombre.

Puis la certitude est venue.

Elle se trouvait dans un appartement de Paris quand le médecin, un homme discret travaillant pour les renseignements, lui a confirmé ce que son corps savait déjà. Mercedes est restée silencieuse pendant qu’il parlait, énumérant des précautions et des recommandations qu’elle écoutait à peine.

Un fils.

De Alexandre.

Les semaines qui suivirent furent un chaos de pensées et de peurs. Elle n’avait jamais été du genre à s’arrêter, à construire quelque chose de durable. Elle avait toujours vécu dans l’instabilité, prête à disparaître au premier signe de danger. Mais maintenant elle n’était plus seule.

Maintenant il était là.

Dumas ne savait pas tout de suite qu’elle était enceinte. Mercedes hésita, se débattant entre le désir de lui dire et la crainte de ce que cela signifiait. Elle savait qu’Alexandre l’aimerait, qu’il voudrait l’enfant, mais elle savait aussi que leur vie n’était pas faite pour quelque chose de si fragile.

Finalement, ce n’était pas elle qui avait choisi.

Dumas l’a découvert par hasard, en lisant le changement dans ses gestes, dans ses silences. Une nuit, alors qu’ils étaient assis près d’une cheminée, il leur prit la main sans rien dire.

"Depuis combien de temps le sais-tu ?"

Mercedes sentit son cœur se serrer. Il n’y avait pas de reproche dans sa voix, seulement une infinie douceur qui la désarma.

 "Assez"

Il hocha la tête, serrant ses doigts entre les siens.

 "Quand allais-tu me le dire ?"

"Je ne sais pas."

Dumas rit doucement, avec cette légèreté qui la faisait toujours se sentir moins brisée qu’elle ne l’était.

 "Mercedes" lui murmura, en baisant son front. Je n’ai jamais vu mon futur, mais si j’avais pu, j’aurais voulu voir ça.

C’est là que Mercedes a compris. Peu importe à quel point leur vie était dangereuse, combien d’identités elle avait prises, combien de fois elle s’était enfuie. Cette fois, il avait trouvé quelque chose à qui il appartenait.

Quand le bébé est né, ils l’ont appelé Alexandre. Et pour la première fois, Mercedes a senti qu’elle avait une place dans le monde.


***


Albert Camus est arrivé en retard, comme d’habitude.

Il avait le pas détendu de ceux qui ne se laissent jamais troubler par les événements, les mains dans les poches d’un élégant manteau sombre, un sourire sur les lèvres. Personne ne pouvait dire avec certitude ce qu’il pensait, ni ce que cachaient vraiment ces yeux clairs qui observaient le monde avec une curiosité presque moqueuse.

Dumas l’accueillit avec une étreinte chaleureuse, comme si la distance et le temps n’avaient jamais pesé entre eux.

"Je savais que tu viendrais."

"Comment aurais-je pu rater une telle occasion ?" répondit Camus, avec ce ton qui pouvait être de sincérité ou pure ironie.

Mercedes les observait de loin, en silence. Il l’entendit avant même de la voir. Une tension invisible a traversé la pièce quand leurs regards se sont croisés. Elle ne dit rien, et pourtant Camus sentit le fantôme d’un autre nom sur ses lèvres : Catherine.

Il l’avait jadis connue sous ce nom. Il l’avait suivie dans les ombres d’une mission qu’il ne pouvait encore oublier. Mais c’était un passé enfoui, que ni lui ni elle n’auraient jamais évoqué ouvertement.

"Alors, monsieur le parrain, que pensez-vous de mon héritier ?" Dumas a plaisanté, prenant le nouveau-né dans ses bras avec une fierté qu’il était impossible d’ignorer.

Camus baissa les yeux sur l’enfant. Le petit Alexandre était une créature fragile, inconscient du destin qui l’attendait déjà. Il ne pouvait s’empêcher de se demander si cet enfant serait une bénédiction ou un châtiment pour ses parents.

"Elle a ses yeux"  dit-il en regardant enfin Mercedes.

"Et aussi le caractère de la mère, j’espère."

La femme sourit à peine, mais n’intervint pas. Camus détourna le regard et laissa la conversation glisser sur un terrain plus sûr.

"Parle-moi des Poètes, Alexandre," dit-il enfin, d’un ton qui ne laissait pas de place à la légèreté. Je veux savoir ce qu’ils vont devenir.

Dumas devint soudain sérieux.

"Mon père les aurait guidés avec un poing ferme. Il aurait su comment les protéger. Maintenant ils sont divisés, faibles."

"Qu’est-ce que tu vas faire ?"

Dumas ne répondit pas tout de suite. Il regarda son fils, puis Mercedes.

"Je les reconstruirai. Je les rendrai à leur place. Mais cette fois, ils ne seront plus esclaves du passé. Mon père les avait créés pour combattre une époque qui n’existe plus. Je veux les préparer à celle qui arrive."

Camus sourit à peine.

"Ce sera un long travail."

"C’est pourquoi j’ai besoin de toi, Albert."

Camus le savait. Il l’a toujours su. C’est pour ça qu’il était là.

"Alors je ferai de mon mieux."

Pourtant, en prononçant ces mots, il se demanda si sa loyauté était vraiment toute à Dumas... ou si un fragment de celui-ci était resté coincé dans les yeux de Mercedes.

Mercedes s’était déplacée avec la grâce de toujours, en maintenant le contrôle impeccable qui avait fait d’elle l’espion le plus craint d’Europe. Pas une hésitation, pas un regard déplacé. Il avait ignoré Albert Camus comme s’il était un parfait inconnu, comme si entre eux il n’y avait rien.

Toute son attention était pour le petit Alexandre. Elle le tenait dans ses bras avec la délicatesse de celui qui serre la seule chose qui compte vraiment.

Dumas l’avait observée, comme il le faisait toujours, comme si elle essayait de saisir quelque chose qu’elle ne voulait pas lui montrer.

Quelques jours plus tard, dans le calme de leur maison, Mercedes est revenue à la charge.

"Alexandre, tu dois arrêter."

Il était tard, le feu dans la cheminée s’éteignait, et Dumas était assis à son bureau, un verre de vin intact à côté de lui. Il avait ce regard perdu, lointain, que Mercedes ne connaissait que trop bien.

 "Arrêter quoi ?"

"Avec tout cela" fit un geste vague, comme si elle voulait indiquer les ombres qui hantaient l’esprit de son mari.

"Avec tes visions, avec ton obsession pour l’avenir. Regarde ce qui est devant toi. Regarde ton fils. Regarde-moi. On n’est pas assez ?"

Dumas ferma les yeux un instant, comme si le poids de ses prophéties était trop lourd à porter.

"Mercedes, je suis..."

"Non, écoute-moi" Sa voix était ferme, presque dure. - Tu as une famille maintenant. Tu n’es plus seul, tu n’as plus à courir après le lendemain. L’avenir n’est pas écrit, Alexandre, et ne devrait pas être une condamnation.

Dumas rit doucement, sans joie.

"Tu ne comprends pas."

 "Alors explique-moi"

Il leva les yeux et la regarda comme s’il voyait quelque chose qui était déjà arrivé, quelque chose qu’elle ne pouvait même pas imaginer.

"J’ai vu l’avenir d’Alexandre" s’est ouvert avec un calme glacial.

"Et je sais qu’il est inévitablement lié à celui d’Hugo."

Mercedes a sursauté.

"Victor Hugo ?"

"Ce sera eux," continua Dumas, ignorant son trouble. "Ce seront eux les pivots sur lesquels tournera le monde. Des cendres du passé, ils en construiront un nouveau"

Mercedes le regarda longuement, cherchant désespérément un moyen de le faire changer d’avis. Mais Dumas était aussi obstiné que le destin qu’il craignait tant.

Et pour la première fois, Mercedes réalisa qu’elle ne pourrait jamais le sauver de lui-même.

Mercedes observait le petit Alexandre dormir, sa poitrine se soulevant et baissant à un rythme lent et régulier. Chaque fibre de son être lui disait qu’il ferait tout pour le protéger, qu’il ne lui permettrait pas de grandir seul, sans un refuge sûr comme c’était arrivé à elle.

Et pourtant, elle ne pouvait pas changer ce qu’elle était. Elle ne pouvait pas être seulement une mère, juste une femme.

Dans le monde du renseignement, c’était une légende. Personne ne connaissait son vrai visage. Pas même Dumas, qui croyait l’aimer, mais en réalité n’aimait que la version d’elle qu’il lui avait permis de voir.

Il ne lui avait jamais menti ouvertement, mais chaque mot avait été calibré, chaque geste étudié. Il avait assumé le rôle de Mercedes avec la même maîtrise avec laquelle, au cours de sa vie, il avait interprété d’innombrables autres identités. Peut-être, dans un sens, était-ce le mensonge le plus réussi de sa carrière.

Et tandis que la nuit enveloppait la chambre, Mercedes se demanda si un jour Dumas ne verrait jamais au-delà du masque. Si elle allait découvrir qui il était vraiment.

Les ombres de la guerre s’étendaient sur un continent désormais méconnaissable. Dumas et Camus, jadis témoins de l’élégance et de la splendeur de la Belle Époque, voyaient aujourd’hui une Europe brisée, fragmentée par des alliances précaires et des ambitions insatiables.

Les organisations d’individus dotés de Capacités spéciales n’étaient plus de simples groupes cachés dans les plis de la société : c’étaient des puissances à part entière. Les Écuyers de la Tour de l’Horloge dominaient l’Angleterre par leur rigueur et leur influence sur les gouvernements. En Allemagne, le nom de Berthold Brecht résonnait avec le poids d’un nouvel ordre, une révolution qui se préparait à tout bouleverser.

Et les Poètes Maudits ? Ils étaient encore un souvenir délavé de ce qu’ils avaient été sous la conduite du père de Dumas. Peut-être, cependant, que tout n’était pas perdu. Peut-être que quelque chose pourrait renaître de ses cendres.

Victor était la clé. L’outil pour réécrire leur histoire et façonner le futur. Il était le seul à pouvoir ramener les Poètes Maudits aux anciennes splendeurs, briser les chaînes d’une Europe décadente et ouvrir la voie à une nouvelle ère.

Dumas avait passé des années à poursuivre ces visions, à déchiffrer leur signification. Il avait sacrifié ses rêves, ses espoirs et même une partie de lui-même pour arriver à ce moment. Mais il n’aurait jamais imaginé que, juste au moment où le futur commençait à se dessiner avec clarté, le passé déciderait de réclamer son tribut.

La lettre entre les mains tremblantes. Les mots gravés comme une condamnation.

La nouvelle l’a frappé comme un coup de feu tiré dans le silence.

Mercedes, sa Mercedes, était morte.

Dumas resta immobile, les doigts serrant la lettre jusqu’à l’écraser. Il ne pouvait pas croire les mots écrits sur cette feuille. C’était impossible. Mercedes était insaisissable, intouchable, une créature d’ombre et de tromperie. Personne ne l’avait jamais atteint avant, personne n’avait jamais réussi à voir au-delà du masque.

Pourtant, ses visions se remplissaient de cendres et de sang.

Victor.

Il était la seule chose qu’elle continuait à voir clairement. L’avenir se tissait autour de ce nom, de ce visage encore jeune, destiné à devenir l’homme qui changerait tout.

En serrant la lettre, Dumas comprit qu’il n’avait pas d’autre choix.

Il devait trouver Victor Hugo

La pluie tombait lentement, froide, comme pour sceller le silence irréel qui enveloppait la petite cérémonie. Il n’y avait pas de fleurs, il n’y avait pas d’épitaphe, juste une pierre tombale anonyme et trois hommes debout devant la tombe qui venait de se fermer.

Dumas ne parlait pas. Il avait serré le petit Alexandre dans ses bras pendant toute la cérémonie, comme s’il craignait qu’en détournant les yeux ne fût-ce qu’un instant, l’enfant disparaisse comme le reste.

Camus fixait la tombe avec une expression indéchiffrable, les mains enfoncées dans les poches de son manteau. Sartre, par contre, alluma une énième cigarette, comme si la fumée pouvait amortir le poids de l’air.

Mercedes était partie comme elle avait vécu : sans laisser de trace.

Dumas se sentait stupide. Il ne connaissait même pas son vrai nom. Il ne savait pas qui elle était avant de devenir la femme qu’il aimait, la mère de son fils. et maintenant il ne le saurait jamais.

Il s’est avéré qu’il détestait ses propres visions. Ils l’avaient guidé toute sa vie, lui avaient montré des batailles, des alliances, des trahisons. Ils l’avaient obsédé avec le visage d’un enfant qu’il ne connaissait pas encore. Mais sur les Mercedes, elles étaient demeurées muettes. Ils ne l’avaient pas préparé à cela.

Il s’est serré contre le petit Alexandre, qui observait la scène avec ses grands yeux noirs, inconscient de la perte qu’il avait subie.

Victor Hugo.

Le visage de cet enfant continuait à s’imposer dans son esprit, autoritaire, inévitable.

Comme si le destin des Poètes Maudits était plus important que celui de sa famille.

Camus a rompu le silence en premier.

"Que va-t-il advenir de notre organisation, Alexandre ?" demanda la voix calme mais coupante. 

"Si vous voulez, je peux vous aider à la gérer. Seul ce sera difficile"

Dumas ne détourna pas son regard de la tombe. Il serrait le petit Alexandre dans une poignée de fer, comme pour le protéger de quelque chose d’invisible.

"Les poètes sont ma responsabilité"

Camus se raidit à peine. «Es-tu sûr de pouvoir t’en occuper? Tu es détruit.»

Ce n’est qu’alors que Dumas se tourna vers lui, ses yeux sombres chargés d’une fatigue qui semblait appartenir à un autre siècle.

"Tu ne comprends pas, Camus? J’ai vu l’avenir de la France."

Un éclair traversait le regard de l’autre, quelque chose d’imperceptible, un mouvement d’envie bien caché. Dumas ne le vit pas, ou décida peut-être de l’ignorer.

Camus fit un pas en arrière, il esquit un sourire qui n’atteignit pas ses yeux. "Comme tu veux, Alexandre."

Et il est parti sans se retourner.


***


L’orphelinat n’était pas différent des autres. Un bâtiment usé par le temps et l’indifférence, avec des fenêtres qui laissaient entrer plus de froid que de lumière. L’air avait le goût de bouillon dilué et de bois brûlé trop vite.

La directrice, une femme au regard sombre et au visage creusé par la fatigue, l’accueillit avec un salut nerveux. Les bienfaiteurs n’étaient pas nombreux, et encore moins ceux qui venaient avec l’intention de prendre un enfant.

"Monsieur Dumas, murmura-t-il en se séchant les mains dans son tablier."

Nous n’avons pas grand chose à vous offrir, mais si vous cherchez un jeune apprenti...

"Je ne cherche pas un apprenti" la interrompit-il "Je cherche un enfant du nom de Victor Hugo"

La femme cligne des yeux, surprise.

 "Victor ?"

Dumas hocha la tête.

La directrice hésita un instant, puis fit un signe de tête et le conduisit dans le couloir. Les pas résonnaient sur les planches grinçantes, chaque porte fermée cachait une histoire d’oubli et de silence.

Ils l’ont trouvé dehors, dans la cour dépouillée, assis sous le ciel plumeux. La pluie tombait doucement, mais il ne semblait pas s’en soucier. Il ne levait pas les yeux, ne courait pas comme les autres enfants.

Quand Dumas s’est arrêté devant lui, il n’a rien dit pendant un moment. Il ne voulait pas l’effrayer. Il savait déjà ce qu’il verrait quand l’enfant lèverait le visage.

Et quand c’est arrivé, c’était exactement comme dans la vision. Ces yeux. Grand, profond, lourd de quelque chose qu’un enfant n’aurait jamais dû porter.

Dumas s’agenouilla devant lui, posant une main sur le sol pour sentir le froid de la boue sous ses doigts.

 "Victor Hugo"

L’enfant le regarda. Pas avec étonnement, ni avec peur. Seulement avec une calme méfiance.

 "Monsieur ?"

"Je t’attendais" J’ai attendu toute ma vie, sans même le savoir.

Victor a à peine écarquillé les yeux. Il ne s’attendait pas à entendre ça. Personne n’attendait personne.

Dumas ôta son manteau et le posa sur ses épaules, comme un roi enlacant l’épée d’un chevalier.

"Viens avec moi, mon garçon. Le monde attend ton histoire."

Victor serrait les doigts dans le tissu lourd. Puis il acquiesça, sans un mot.

Ainsi, par un jour de pluie, Victor Hugo quitta l’orphelinat pour la première et dernière fois.


***


Dumas regarda l’enfant tenir sa petite main. Victor n’avait pas dit un mot pendant tout le voyage, mais ses yeux étaient vigilants, attentifs à chaque détail.

Quand ils passèrent le seuil de la maison, l’odeur du papier et de l’encre les enveloppa. C’était un refuge d’histoires et de secrets, un sanctuaire de livres que Dumas espérait aussi devenir la maison de cet enfant.

"Victor, je veux te présenter quelqu’un."

Dans la pénombre du salon, un autre enfant attendait en silence. Il avait les cheveux foncés et le même regard attentif que son père.

"C’est mon fils, Alexandre."

Les deux enfants se regardèrent longuement, s’étudiant comme deux chiots mis l’un en face de l’autre pour la première fois.

"Et cet homme sera votre tuteur."

Victor se tourna lentement vers l’imposante silhouette qui s’était levée de son fauteuil près de la cheminée. François-René de Chateaubriand les regardait avec un regard énigmatique, les mains entrelacées derrière le dos.

"Bienvenue, Victor" dit-il d’une voix ferme, chargée d’une autorité naturelle.

Pour la première fois depuis le début du voyage, l’enfant leva le menton et parla.

"Je n’ai pas besoin d’un tuteur"

Chateaubriand sourit, amusé.

 "Nous verrons"

Victor a étudié le bébé devant lui. Alexandre Dumas fils avait les cheveux noirs et le regard intense de son père, mais dans ses yeux il y avait quelque chose d’autre, une ombre que Victor ne pouvait pas déchiffrer.

Ils se fixèrent longuement, dans un silence chargé de tension. Victor ne savait pas pourquoi, mais il n’aimait pas ce bébé. Il y avait quelque chose en lui qui le mettait mal à l’aise, un air de sécurité obstiné qui l’irritait.

Alexandre fut le premier à rompre le silence. 

"Mon père dit que tu es spéciale" et il ne pouvait pas comprendre pourquoi

Victor haussa les sourcils "Et tu crois ça ?"

Le petit Dumas releva fièrement le menton. "Je ne sais pas encore. Mais s’il le dit, ça doit être vrai" J’espérais que tu saurais pourquoi.

Victor retenait à peine un soupir. Il y avait une déférence aveugle dans les paroles d’Alexandre, comme si son père était un prophète, une autorité indiscutable. Il ne l’aimait pas.

Dumas s’aperçut de la tension entre les deux enfants et posa une main sur l’épaule de Victor. "Vous aurez le temps de faire connaissance"

Victor baissa les yeux, sans répondre. Il n’était pas sûr de vouloir le faire.

Dumas les observait en silence. Victor, avec son air de guetteur et la méfiance de celui qui a appris à ne faire confiance à personne. Alexandre, avec le port fier et la sécurité innée de ceux qui ont toujours su appartenir à quelque chose de grand. Deux enfants si différents, pourtant liés par un destin qui s’entrelaçait déjà sous ses yeux.

Ses visions ne mentaient jamais. Il les avait vus tous les deux, côte à côte, dans l’ombre d’un avenir encore incertain. Il les avait vus grandir, se battre, détruire et reconstruire. Ils étaient la clé. Le passé des Poètes Maudits s’était écroulé avec la mort de son père, mais l’avenir... l’avenir appartenait à ces deux enfants.

Peu importait que Victor regarde Alexandre avec suspicion, ou qu’Alexandre ait l’air trop sûr de lui pour se rendre compte de la tempête qui allait arriver. À la fin, ils seraient inévitablement liés, comme deux astres destinés à se heurter avant de briller dans la même constellation.

Dumas soupira, serrant les mains dans le dos. Il avait fait son choix. Il avait trouvé l’enfant de ses visions. Il ne restait plus qu’à attendre que l’avenir se réalise.


***


Chateaubriand observait les deux enfants depuis la fenêtre de son bureau. Victor et Alexandre étaient assis l’un en face de l’autre dans le salon, engagés dans une confrontation silencieuse faite de regards plus que de mots. Le petit Dumas avait la fierté dans le comportement de son père, la sécurité de celui qui a grandi en sachant qu’il avait un nom qui pèse comme une couronne. Hugo, au contraire, semblait toujours sur le point de fuir, comme un animal traqué qui n’a pas encore décidé s’il doit faire confiance à son nouveau maître ou tenter la fuite.

C’était Dumas lui-même qui avait voulu qu’ils soient élevés ensemble, comme des frères. Mais Chateaubriand savait bien que les liens de sang n’étaient pas les seuls à définir le destin d’un homme. Parfois, ce sont les contraintes du temps et des circonstances qui marquent la vie plus que tout.

Il prit son verre de vin sur le bureau et se laissa plonger dans son fauteuil. Il n’aurait jamais pensé que son chemin l’y mènerait. Il avait servi le père de Dumas, le général, toute sa vie. C’était son conseiller, son bras droit, l’homme dans l’ombre qui s’occupait des détails qu’un leader ne pouvait pas voir. Et puis, quand le général est mort, il a juré fidélité à son fils.

C’était une promesse qui pesait plus que n’importe quelle chaîne.

Il avait vu Alexandre grandir, se rebeller, tenter d’échapper à un destin déjà écrit pour lui. Pourtant, au final, le sang avait parlé. Il était de retour pour réclamer ce qui lui appartenait : les Poètes Maudits, l’héritage du général. Mais les temps avaient changé. La France n’était plus la même. Les autres organisations se renforçaient et la guerre approchait, inévitable comme l’hiver.

C’est là qu’Hugo apparut.

Chateaubriand ne croyait pas aux visions, ni au destin, mais il connaissait trop bien Dumas pour ignorer ses paroles. S’il avait vu cet enfant dans son futur, cela signifiait qu’il aurait un rôle à jouer.

Il se trouvait donc là, le tuteur de deux enfants trop jeunes pour comprendre le poids qui pesait sur leurs épaules.

Il se leva et retourna à la fenêtre. Victor n’avait pas encore baissé les yeux devant Alexandre. Un défi silencieux. Chateaubriand sourit, portant le verre à ses lèvres.

Il aurait été intéressant de voir lequel des deux craquerait en premier.

Chateaubriand laissa glisser le regard des enfants vers la ville par la fenêtre. Paris s’étendait devant lui comme une mosaïque craquelée, un bijou dont la splendeur commençait à se faner sous le poids de l’histoire. La Belle Époque était morte et avec elle l’illusion d’une Europe invincible. Les ombres s’entassaient, non seulement dans les ruelles des villes, mais aussi dans les salles des palais où les puissances jouaient un jeu d’échecs avec des morceaux de chair et de sang.

Il le sentait dans les lettres qui venaient de Londres, où les Écuyers de la Tour de l’Horloge consolidaient leur pouvoir derrière une façade d’ordre et de tradition. Il le sentait dans les voix qui venaient d’Allemagne, où Berthold Brecht et ses hommes se déplaçaient avec une efficacité impitoyable. Le monde se préparait à la guerre, même si encore peu osaient le dire à haute voix.

Et lui ? Il était là, enfermé dans les murs de la demeure des Dumas, éduquant deux enfants qui un jour devraient recueillir les cendres de ce monde et en faire quelque chose de nouveau.

Il posa son verre sur le bureau et retourna les regarder. Victor et Alexandre continuaient à s’étudier, essayant de comprendre s’ils étaient destinés à être amis ou rivaux.

Sa tâche était claire : forger deux leaders.

Mais comment éduquer un homme au pouvoir ? Comment préparer un enfant à porter le poids de l’histoire ?

Les livres ne suffisaient pas, ni la rhétorique vide qui remplissait les académies. Les Poètes Maudits n’avaient jamais eu besoin de poètes rêveurs, mais d’hommes capables de transformer les mots en actes, de renverser le destin par la force de la volonté.

Alexandre avait déjà en lui le feu de l’ambition. Il était le fils de son père, et Chateaubriand n’avait aucun doute qu’il grandirait avec la conviction d’être né pour conduire. La vraie inconnue était Victor. Cet enfant était encore une énigme, un fragment de futur que Dumas avait arraché à ses visions.

Chateaubriand passa la main sur sa barbe, réfléchissant.

Si Dumas avait raison, si Hugo était vraiment la clé de l’avenir des Poètes Maudits, alors c’était à lui de s’assurer qu’il soit bien trempé.

Peu importait si Victor aimait ou non Alexandre. Peu importe si les deux enfants s’étudiaient maintenant avec méfiance.

À la fin, ils auraient dû apprendre à se faire confiance.

Parce que le futur qui les attendait ne laissait pas de place au doute.

Châteaubriand laissa partir un soupir à peine effleuré et s’approcha des enfants, les mains entrelacées derrière le dos. Il les observait avec l’œil attentif de ceux qui ont vu plusieurs générations grandir et se heurter avant de trouver un équilibre. Victor était assis les bras croisés, le front plissé dans une expression d’obstination calculée. Alexandre, debout devant lui, avait le visage contracté dans une grimace d’irritation mal dissimulée.

"Lex," répéta Victor, avec un défi subtil dans la voix.

Chateaubriand s’arrêta à côté d’eux et rit, un son bas et authentique, inattendu dans la gravité de la situation.

"Lex," répéta-t-il, savourant le surnom sur ses lèvres. "Ça ne me semble pas si mal."

Alexandre se tourna brusquement vers lui, les yeux sombres chargés de protestation. "Je ne suis pas un enfant à ridiculiser!" dit-il.

Victor haussa les épaules, amusé. "C’est juste un nom plus court. Ça fait gagner du temps."

"Je n’ai pas besoin que tu économises du temps pour moi," répondit Alexandre, faisant un pas en avant.

Chateaubriand, prévoyant l’inévitable, frappait entre les deux avec le même naturel avec lequel il aurait éteint une bougie avant qu’elle n’enflamme la pièce.

"Messieurs," dit-il avec calme mais fermeté. "Notre première leçon d’aujourd’hui sera sur la façon d’éviter de se battre comme des garnements de rue ordinaires."

Alexandre serra les poings, visiblement frustré, mais Victor se contenta de sourire innocemment, comme si tout l’échange n’était qu’un jeu.

Chateaubriand les a étudiés tous les deux, son expression redevenue sérieuse. Il avait vu trop d’hommes se diviser par orgueil, trop de compagnons se transformer en ennemis à cause d’une incompréhension jamais réparée. Si Dumas avait raison et que l’avenir des Poètes Maudits dépendait de ces deux enfants, alors leur éducation devait commencer immédiatement.

"Victor, Alexandre," dit-il lentement en scandant leurs noms. "Vous êtes jeunes, mais pas trop pour comprendre une chose : le monde qui vous attend ne sera pas clément. Les hommes se déchirent pour moins qu’un surnom. Si vous voulez vraiment être à la hauteur des attentes qui pèsent sur vous, vous devrez apprendre à vous choisir comme alliés avant même de vous considérer comme des rivaux."

Alexandre baissa les yeux un instant, pensif. Victor le regarda fixement, mesurant sa réaction.

Après un long silence, Chateaubriand hocha la tête. "Bien. Nous revenons maintenant aux livres. Le monde ne va pas se conquérir tout seul."

Il se retourna, sûr qu’ils le suivraient. Et à sa grande satisfaction, ils le firent.


***


Victor ne pouvait pas dormir.

La maison de Dumas était trop grande, trop silencieuse, trop étrangère. Chaque craquement de bois, chaque ombre qui s’étendait sur le sol éclairé par la lune semblait exagérer la sensation d’être hors de sa place. Sa chambre était confortable, le lit le plus douillet qu’il ait jamais connu, et pourtant le sommeil refusait de venir.

Après avoir retourné l’oreiller pour la énième fois, il décida que rester là à fixer le plafond ne changerait rien. Alors il glissa du lit, mit les pieds nus sur le sol froid et, en faisant attention de ne pas faire de bruit, sortit de la chambre.

Les couloirs de la maison étaient plongés dans l’obscurité, mais Victor se déplaçait avec la sécurité d’un homme qui a toujours su se débrouiller seul. La cuisine, se souvenait-il, était en bas. La pensée d’un morceau de pain ou d’un verre de lait lui semblait être une bonne raison pour rompre le calme de la nuit.

Mais il n’était pas seul.

Dès qu’il est entré dans la cuisine, il s’arrêta brusquement. Assis à la longue table en bois, avec un verre de vin au milieu, c’était Chateaubriand.

L’homme ne semblait pas surpris de le voir. Il le regarda avec son regard mesuré habituel, puis fit un geste de la main. "Je t’attendais."

Victor fronça les sourcils, incertain. "Comment savais-tu que je viendrais ?"

"Ce n’est pas difficile à deviner," répondit Chateaubriand, levant juste le verre. "Les premières nuits dans une nouvelle maison sont toujours les plus longues. Surtout pour ceux qui n’ont jamais eu de maison."

Victor serrait les lèvres, pris dans l’erreur. Il ne voulait pas lui donner raison, mais il savait que Chateaubriand avait plus d’intuition qu’il n’en admettait.

L’homme lui indiqua une chaise. "Assieds-toi si tu veux. Tu n’es pas le premier à chercher du réconfort dans une cuisine la nuit."

Victor hésita un instant, puis s’assit. "Alors... tu as servi le général Dumas ?" demanda-t-il en rompant le silence.

Chateaubriand acquiesça. "Et maintenant son fils." Il glissa ses doigts sur le bord du verre. "Et peut-être un jour... vous deux aussi."

Victor baissa les yeux. Il ne savait pas encore quoi penser d’Alexandre, mais la perspective d’être lié à lui dans un destin commun lui donnait un sentiment d’inquiétude.

Chateaubriand le regarda longuement, puis il parla avec un ton plus doux. "Ne te dépêche pas de trouver ta place, Victor. Mais une chose est sûre : vous n’êtes plus seul. Et vous devrez décider quoi faire avec ce fait."

Victor ne répondit pas tout de suite. Il se contenta de fixer le verre de l’homme, perdu dans ses pensées.

Ce fut la première de plusieurs nuits où il se retrouva à parler avec Chateaubriand, à partager des doutes et des réflexions avec quelqu’un qui semblait voir beaucoup plus loin que lui. Mais cette nuit-là, plus que toute autre chose, Victor comprit que dans la maison de Dumas rien ne se passait par hasard.

Chateaubriand le regarda attentivement, le vin dans le verre oscillait légèrement alors qu’il le tournait entre ses doigts. "Dites-moi, Victor, avez-vous déjà entendu parler des capacités spéciales ?"

Victor se crispa à peine. Le mot lui était familier, mais il ne savait pas bien ce que cela signifiait. Il secoua la tête. "Non... Qu’est-ce que je suis ?"

Chateaubriand sourit, comme s’il attendait cette réponse. "Ce sont des cadeaux... ou des malédictions, selon qui en parle." Il a bu du vin avant de continuer. "Certaines personnes naissent avec des capacités extraordinaires. Ils peuvent voir l’avenir, comme ton père adoptif. Ils peuvent changer leur apparence, comme Mercedes."

Victor fronça les sourcils. "Mercedes... la mère de Lex ?"

Chateaubriand acquiesça lentement. "Oui. Elle avait une capacité qui lui permettait de devenir n’importe qui. Personne ne connaissait son vrai visage. Pourtant, même sans identité, il a trouvé quelque chose pour lequel se battre."


Victor resta silencieux un instant. Puis, avec une certaine hésitation, il demanda : "Et moi ? J’ai une capacité spéciale ?"

Chateaubriand l’étudia quelques instants, comme s’il cherchait une réponse dans ses expressions. "Peut-être. Peut-être pas. Certains découvrent leur pouvoir en grandissant, d’autres ne le développent qu’en grandissant. Mais une chose est sûre : si vous êtes ici, c’est pour une raison."

Victor baissa les yeux, confus. Sa présence dans cette maison n’était due qu’aux visions de Dumas. Mais s’il avait un but, il ne le comprenait pas encore.

L’enfant tambourina les doigts sur la table. "Tout le monde continue à parler de ces Poètes Maudits. Qui sont-ils ?"

Châteaubriand s’appuya sur le dossier de la chaise, le sourire aux lèvres s’éteignit légèrement. "Les Poètes étaient autrefois une alliance d’individus dotés de capacités spéciales, une organisation fondée pour protéger la France... et pour nous protéger mutuellement." Il s’est arrêté, son regard semblait se perdre dans le passé. "Mais les temps ont changé. L’Europe a changé. Et maintenant les Poètes sont une ombre de ce qu’ils étaient."

Victor le regarda, essayant de comprendre. "Et Dumas veut les ramener à leurs anciennes splendeurs?"

Chateaubriand sourit à nouveau, mais cette fois avec un voile de mélancolie. "Dumas croit en l’avenir. Il croit en vous. Et en son fils."

Victor est resté silencieux. Il se sentait comme s’il regardait une image dont il ne pouvait pas encore distinguer les contours. Mais cette nuit-là, en écoutant les paroles de Chateaubriand, il comprit que sa vie ne serait plus jamais celle d’un simple enfant.

Le lendemain matin, Chateaubriand trouva Alexandre Dumas père dans son bureau, plongé dans ses pensées. La lumière du jour passait à travers les fenêtres, illuminant les cartes, les documents et les papiers éparpillés sur le bureau. Le parfum du café se mêlait à l’odeur du papier vieilli et de l’encre encore fraîche.

Chateaubriand s’approcha à un pas lent et contrôlé. "Es-tu sûr de ce que tu fais, Alexandre ?"

Dumas leva les yeux, détournant son regard d’une lettre qu’il semblait avoir lue plusieurs fois. "De quoi parlez-vous?"

Chateaubriand croisa les bras. "À Victor Hugo."

Une ombre traversa le visage de Dumas. "L’avez-vous observé ?"

Chateaubriand acquiesça. "C’est intelligent. Silencieux. Méfiant. Un enfant comme les autres, et pourtant... il y a quelque chose en lui que je ne peux pas déchiffrer."

Dumas soupira en se massant les tempes. "Pourquoi crois-tu que je l’ai cherché ?"

Chateaubriand s’approcha, baissant légèrement le ton de sa voix. "Tu as vu son avenir. Tu as vu ce qu’il deviendra."

Dumas ne répondit pas tout de suite. Il se leva de sa chaise et s’approcha de la fenêtre, observant les toits de Paris. "Je l’ai vu. J’ai vu le monde changer à cause de lui. Ou peut-être grâce à lui. Je ne sais pas encore."

Châteaubriand resta silencieux un instant, puis demanda : "Et si tu avais tort?"

Dumas se retourna, les yeux sombres remplis d’une certitude inébranlable. "Je ne me trompe pas."

Chateaubriand l’étudia avec attention. Il avait servi son père, le général, puis lui. Il avait vu l’héritage des Poètes Maudits s’effriter sous le poids d’une époque de plus en plus instable. Et maintenant Dumas plaçait toute sa foi dans un enfant inconnu.

"Et Alexandre ?" demanda-t-il enfin.

Dumas sourit à peine. "Mon fils et Victor sont liés. J’ai vu leurs destins s’entremêler. L’avenir de la France se construit sur leurs épaules."

Chateaubriand soupira. "Deux enfants ne peuvent pas sauver une époque, Alexandre."

Dumas regarda la ville par la fenêtre. "Non, mais ils peuvent la changer."

La tension était palpable dès le début du petit déjeuner.

Victor était assis, regardant avec méfiance la nourriture dans l’assiette, tandis qu’Alexandre - ou Lex, comme il l’avait surnommé avec un certain mépris - mangeait avec une assurance presque effrontée. Il jetait de temps en temps des regards fugaces au nouveau venu, comme s’il essayait de l’évaluer, de savoir si ça lui plaisait ou non.

La vérité était qu’il ne l’aimait pas du tout.

Victor l’avait compris la veille, par la façon dont le petit Dumas l’avait regardé quand Chateaubriand les avait présentés. Le fils d’Alexandre Dumas père n’avait aucune intention de partager son espace, son nom, sa maison avec un inconnu.

C’est Alexandre qui a rompu le silence. "Mon père dit que nous deviendrons frères." Il le dit avec un sourire qui ne pouvait pas atteindre ses yeux, alors qu’il coupait un morceau de pain avec un air presque ennuyé.

Victor serrait les mains sur son ventre. "Je n’ai pas de frères."

Alexandre haussa un sourcil. "Maintenant tu en as un."

"Je ne veux pas de toi comme frère."

Un éclair d’irritation traversait le regard d’Alexandre. "Et tu crois que je te veux ?"

Victor est resté en silence, la poitrine gonflant de rage. Alexandre le provoquait, il voulait le pousser à réagir.

"Alors pourquoi es-tu là ?" insista le petit Dumas, s’appuyant sur le dossier de la chaise avec un air arrogant. "Tu aurais dû rester avec les autres orphelins."

Ce fut la goutte qui fit déborder le vase.

Victor se leva, renversant légèrement la chaise, et s’élança sur Alexandre, le saisissant par le col de sa chemise. Le petit Dumas réagit à l’instant : il se libère d’une poussée et lui assène un coup de poing en plein visage.

Victor tituba en arrière, pris par surprise, alors que la douleur explosait sur sa joue.

"Alexandre!" hurla la voix de Chateaubriand.

L’homme s’était levé avec un mouvement rapide et fluide, rejoignant les deux enfants avant que la situation ne dégénère davantage. Il saisit Alexandre par un bras, le tenant avant qu’il ne puisse tirer un autre coup.

Victor, quant à lui, avait porté une main sur sa joue rougie, fixant Alexandre avec des yeux pleins de haine.

Chateaubriand les regarda tous les deux avec sévérité. "Ça suffit."

Alexandre baissa les yeux, mais il ne semblait pas du tout regretté. Victor, au contraire, respirait à peine, serrant ses poings le long des hanches.

Dumas père, resté silencieux jusqu’à ce moment-là, se leva lentement de sa place. Il s’approcha de Victor et le regarda pendant un long instant. Puis il parla calmement.

"Ce ne sera pas la dernière fois que vous serez en conflit."

Victor n’a pas répondu, mais il n’a pas baissé les yeux.

Alexandre s’éloigna de la touche de Chateaubriand et retourna à sa place, le visage boudé.

Le silence retomba sur la salle à manger. Mais c’était un silence tendu, le premier de beaucoup.

Chateaubriand resta debout à côté de la table, les bras croisés sur sa poitrine. Son expression sévère ne laissait pas de place aux répliques.

"Je ne tolérerai pas d’autres affrontements comme celui-ci," dit-il avec un ton ferme. "Vous êtes tous les deux sous mon regard, et je vous assure que vous ne voulez pas me mettre en colère."

Alexandre croisa simplement les bras et détourna le regard, tandis que Victor restait immobile, le poing toujours serré sur le côté.

Dumas père regarda la scène avec un mélange de plaisir et d’inquiétude. Il savait que ce n’était que le début. Ses visions lui avaient montré ces deux enfants côte à côte, liés par un destin commun. Pourtant, à ce moment-là, tout ce qu’il voyait était une guerre déjà commencée entre eux.

"Alexandre, Victor." Sa voix était plus calme que celle de Chateaubriand, mais pas moins autoritaire. "Vous devrez apprendre à vivre ensemble. Que ça vous plaise ou non, vos vies sont liées."

Victor se mordit la lèvre, tandis qu’Alexandre soufflait d’un air sceptique.

Chateaubriand a pris une profonde respiration. "Victor, viens avec moi."

L’enfant le suivit à contrecœur, laissant Alexandre assis à la table, toujours en train de lancer des regards défiant.

Ils sortirent de la salle à manger et se retrouvèrent dans le long couloir éclairé par la lumière froide du matin. Le plancher de bois grinçait sous leurs pas.

Chateaubriand n’a pas parlé tout de suite. Il a laissé Victor se calmer, laisser sa colère s’apaiser un peu. Puis, enfin, il s’arrêta et le regarda d’en haut.

"Pourquoi as-tu réagi comme ça ?" demanda-t-il, d’un ton qui n’était pas de reproche, mais de pure curiosité.

Victor serra les lèvres. Il ne voulait pas admettre qu’Alexandre l’avait blessé. Il ne voulait pas paraître faible.

Chateaubriand soupira. "Je sais que ce n’est pas facile, mais tu dois comprendre une chose : dans cette maison, tu n’es plus seul. Ni toi, ni lui."

Victor leva les yeux. "Je ne veux pas être comme lui."

Un sourire fatigué frotta les lèvres de Chateaubriand. "Et tu ne le seras pas. Mais tu apprendras à le connaître. Et peut-être, un jour, à le respecter."

Victor ne répondit pas, mais l’ombre du doute dans son regard trahit ses pensées.

Chateaubriand posa une main sur son épaule. "Allons-y. Il y a des choses que tu dois apprendre."

Victor ne bougea pas tout de suite. Avant de le suivre, il jeta un dernier coup d’œil vers la salle à manger, où Alexandre était resté seul.

Il ne l’aimait pas. Et il en était certain : même Alexandre n’avait aucune sympathie pour lui.

Mais quelque chose au fond de lui disait que, qu’ils le veuillent ou non, leurs vies étaient destinées à s’entrelacer.

Les jours qui suivirent furent tendus. Alexandre et Victor s’évitaient avec soin, gardant entre eux une distance pleine d’hostilité silencieuse. Même s’ils ne se battaient pas ouvertement, il suffisait d’un regard, d’un geste, d’une hésitation pour allumer une étincelle prête à éclater dans une nouvelle querelle.

Chateaubriand les observait avec attention. Il les étudiait, essayant de comprendre comment les approcher sans les forcer. Ils étaient si semblables et pourtant si différents. Alexandre, fier et impulsif, habitué à avoir tout ce qu’il désirait; Victor, plus réfléchi, mais méfiant, toujours pas entièrement convaincu d’appartenir à ce nouveau monde.

Dumas père, par contre, semblait moins inquiet de lui. Il regardait les deux enfants avec un calme surnaturel, comme s’il voyait quelque chose que les autres ne voyaient pas.

Un soir, après le dîner, Chateaubriand s’approcha de Dumas, qui fumait en silence dans son bureau, regardant la pluie glisser à travers les vitres.

 "Ça ne te dérange pas ?" demanda-t-il en s’installant sur un fauteuil devant lui.

Dumas exhala la fumée lentement avant de répondre. "Leurs vies sont entrelacées. Plus qu’ils ne peuvent l’imaginer."

Chateaubriand l’a regardé attentivement. "Tes visions?"

Dumas acquiesça. "Je les ai vus grandir. Je les ai vus se battre, côte à côte et l’un contre l’autre. J’ai vu leur amitié et leur haine. Mais surtout, j’ai vu l’avenir de la France dans leurs yeux."

Chateaubriand resta un instant silencieux. Puis il secoua la tête. "Ils ont cinq ans, Alexandre. Pour l’instant ce ne sont que deux enfants."

Dumas sourit amèrement. "Je le suis. Mais pour combien de temps ?"

Chateaubriand ne répondit pas. Il savait bien que, dans cette maison, l’innocence ne durait pas longtemps.


***


Victor ne pouvait pas dormir.

Il était presque un mois après son arrivée chez les Dumas, mais le sommeil l’évitait encore. Il n’était pas habitué à un si grand lit, une chambre aussi silencieuse. À l’orphelinat il y avait toujours du bruit : le souffle lourd des autres enfants, le grincement des lits, le vent qui filtrait par les fenêtres mal fermées.

Ici, par contre, le silence était presque assourdissant.

Après avoir retourné l’oreiller plusieurs fois, il se rendit et glissa hors des couvertures. Il sortit du lit et, pieds nus, sortit de sa chambre. Le couloir était sombre, éclairé seulement par une faible lumière provenant de l’étage inférieur.

Il se laissa guider par l’instinct et les morsures de la faim, en suivant le parfum de bois et de cire jusqu’à la cuisine.

Il ne s’attendait pas à trouver quelqu’un.

Chateaubriand était assis à la grande table en bois, un livre ouvert devant lui et une tasse fumante dans ses mains. Il leva les yeux quand Victor entra.

"Tu ne peux pas dormir ?" demanda-t-il, sans surprise dans la voix.

Victor hésita, puis secoua la tête.

Chateaubriand indiqua une chaise. "Asseyez-vous."

L’enfant obéit, observant l’homme avec curiosité.

"Puis-je vous poser une question?" demanda Victor après quelques instants de silence.

Chateaubriand leva un sourcil. "Bien sûr."

Victor se serre les épaules. "Qui sont vraiment les Poètes Maudits ?"

L’homme resta silencieux pendant un moment, comme s’il choisissait les mots justes.

"Il fut un temps," commença-t-il lentement, "ils étaient un groupe de rêveurs, de rebelles et de visionnaires. Des personnes dotées de capacités spéciales, capables de changer le cours de l’histoire. Leur but était de protéger la France, de s’assurer que le pouvoir ne finisse pas dans les mauvaises mains."

Victor l’écoutait attentivement, les doigts entrelacés sur la table.

"Et maintenant ?" demanda-t-il enfin.

Chateaubriand soupira. "Nous sommes maintenant ce qu’il reste de cet idéal."

Victor resta silencieux, pensif.

"Et moi ?" demanda-t-il finalement. "Suis-je partie de tout cela?"

Chateaubriand l’étudia longuement. Puis, avec un demi-sourire, il lui répondit:

"Tu vas le découvrir, Victor."

Victor ne répondit pas, mais son regard resta fixé sur Chateaubriand, comme s’il essayait de lire au-delà de ses mots. La faible lumière de la lanterne sur la table jettait des ombres profondes sur le visage de l’homme, accentuant ses traits sévères.

"Et si je ne voulais pas en faire partie?" demanda enfin l’enfant, avec une note de défi dans la voix.

Chateaubriand sourit légèrement, presque amusé par son entêtement. "Tu crois que c’est un choix ?"

Victor s’est serré.

"Le destin n’est pas toujours quelque chose que l’on peut refuser," continua l’homme. "Parfois, il t’enveloppe avant même que tu ne le saches. Et toi, Victor Hugo, tu es déjà dedans."

L’enfant se serre les épaules, détournant le regard. Il n’a pas aimé cette réponse.

Chateaubriand prit une gorgée de sa tasse, laissant le silence s’étendre entre eux. Puis, d’une voix plus légère, il demanda :

"Et vous ? Avez-vous une capacité ?"

Victor secoua la tête. "Je ne sais pas."

Chateaubriand acquiesça lentement. "Alors nous le découvrirons."

Victor n’était pas sûr de vouloir découvrir quelque chose, mais il ne l’a pas dit.

Après un long silence, Chateaubriand se leva et posa une main sur sa tête.

"Maintenant, retourne dormir," lui ordonna doucement.

Victor hocha la tête, même s’il savait que le sommeil n’arriverait pas si facilement.

Il se leva et se dirigea vers la porte. Alors qu’il était presque dehors, il entendit la voix de Chateaubriand le rejoindre une dernière fois.

 "Victor."

L’enfant se retourna.

"Ne crains pas ce que tu ne comprends pas."

Victor hocha la tête, mais dans son cœur il savait que ce ne serait pas si simple.


***


Le lendemain matin, l’ambiance au petit déjeuner était tendue.

Victor s’assit à sa place en silence, conscient du regard d’Alexandre sur lui. Le fils de Dumas l’étudiait avec la même expression hautaine qu’il avait eue dès le premier jour.

Victor a essayé de l’ignorer, se concentrant sur le pain et le beurre devant lui.

"Mangez-vous toujours aussi lentement ?" commenta Alexandre, rompant le silence.

Victor l’a ignoré.

Alexandre claque la langue avec impatience. "Peut-être que dans les orphelinats on vous apprend à manger comme des escargots ?"

Victor serra la mâchoire. Il n’aurait pas réagi.

Mais Alexandre sourit avec un air de défi. "Ou peut-être que vous manquez votre beau lit froid et le pain rassis?"

Victor le regarda. Pas avec colère, mais avec une expression froide et calculatrice. "Au moins je n’ai pas besoin de mon père pour me donner une place dans le monde."

Châteaubriand, qu’il avait observé en silence jusque-là, se tendit.

Alexandre devint pâle, mais sa surprise ne dura qu’un instant.

La main de Dumas frappa Victor avant qu’il ne s’en rende compte.

Ce n’était pas un coup violent, mais assez fort pour faire tourner sa tête sur le côté.

Victor porta instinctivement une main à sa joue et leva les yeux. Alexandre le regarda avec un sourire satisfait.

Chateaubriand se leva.

"Ça suffit," déclara-t-il avec fermeté.

Le silence devint soudain lourd.

Dumas père, qui était resté à l’écart jusqu’alors, se leva lentement de la table.

"Alexandre," dit-il d’un ton neutre.

L’enfant le regarda. 

"Va dans ta chambre."

"Mais père-"

 "Tout de suite."

Alexandre serrait les poings, mais obéissait. Il jeta un dernier coup d’œil à Victor, puis s’en alla en claquant la porte.

Chateaubriand se retourna vers Victor, qui était assis immobile, le regard baissé.

"Victor," dit-il plus doucement.

L’enfant secoua la tête et se leva, laissant le petit déjeuner intact. Puis, sans un mot, il sortit de la pièce.

Chateaubriand soupira et se tourna vers Dumas. "Tu ne peux pas les laisser s’affronter comme ça."

Dumas le regarda calmement. "Ils le feront de toute façon, que tu le veuilles ou non."

Chateaubriand s’est passé la main dans les cheveux. "Et toi ? tu ne veux pas l’éviter ?"

Dumas sourit, avec une expression fatiguée. "On ne peut pas éviter le destin."

Chateaubriand ferma les yeux un instant. Il savait qu’il avait raison.

Mais cela ne signifiait pas qu’il était prêt à l’accepter.

Châteaubriand resta immobile, son regard se fit plus pensif en regardant la porte qui s’était refermée derrière les deux enfants. La tension dans l’air était palpable, comme si quelque chose de plus grand allait arriver, quelque chose que personne ne pouvait encore comprendre.

"Nous ne pouvons pas ignorer comment les choses vont évoluer," dit-il, son ton le plus grave, presque prémonitoire. "Victor et Alexandre sont liés par quelque chose qui va au-delà de la simple rivalité. Le destin qui les unit est inévitable, mais pas plus facile à affronter."

Dumas ne répondit pas immédiatement. Son esprit était ailleurs, perdu dans les visions qui le hantaient depuis des années, et qui lui avaient montré ces deux enfants comme pivots du futur. L’avenir non seulement des Poètes Maudits, mais de toute la France, peut-être du monde entier. Pourtant, dans son cœur, il se demandait s’il était juste de les mettre sur une route si difficile à parcourir.

"Tu l’as vu toi-même," continua Chateaubriand, se rendant compte de son hésitation. "Tu les prépares pour quelque chose que même toi tu ne peux pas arrêter. Mais ce ne sont que des enfants. Alexandre n’est pas encore prêt. Et Victor... il n’est même pas sûr de vouloir faire partie de tout ça."

Dumas leva les yeux, croisant celui de Chateaubriand. Son expression était celle d’un homme fatigué, marqué par la vie et ses visions incessantes. "Ce n’est pas un choix que nous pouvons leur donner, Chateaubriand. Ils ne sont pas seulement nos enfants. Ils sont notre salut. Et peut-être notre damnation."

Le tuteur s’approcha lentement, posant une main sur l’épaule de Dumas. "Tu es un homme de grande vision, Alexandre, mais tu ne peux pas tout prédire. Vous ne pouvez pas prédire comment ils vont réagir. Et nous ne pouvons pas oublier qu’ils sont encore des enfants."

Dumas ferma les yeux un instant, sentant le poids des paroles de son vieil ami. Les visions qui l’avaient hanté pendant des années n’avaient jamais été aussi claires. Elles avaient toujours montré des fragments, des images déformées, mais maintenant... C’était comme si l’intrigue était vraiment tendue devant lui. Pourtant, il y avait quelque chose de plus dans cette connexion entre Victor et Alexandre. Quelque chose qu’il ne pouvait pas comprendre complètement. Il y avait un secret entre eux, et ce n’était pas seulement le pouvoir, mais le destin.

"Nous devons les préparer. Nous ne pouvons pas nous permettre d’échouer," répondit-il enfin, sa voix basse mais ferme.

Chateaubriand acquiesça, mais non sans une certaine inquiétude. "Vous les préparez à être plus que des hommes. Vous les préparez à devenir des symboles."

Le mot "symboles" pesait dans l’air, comme si, prononcé, il était destiné à les lier dans un destin qu’ils ne pouvaient pas échapper. Dumas savait que Chateaubriand avait raison, mais il n’était pas prêt à s’arrêter. Pas avant qu’il ait vu la fin de cette histoire, jusqu’à ce qu’il ait pu guider la France et l’organisation à travers le futur que ses visions lui avaient montré.

Pendant ce temps, dans les couloirs silencieux de la maison, Victor se promenait à la recherche d’un peu de paix. Les paroles d’Alexandre retentissaient encore dans ses oreilles, ses provocations, son attitude. Mais ce matin-là, quelque chose l’avait fait réfléchir. Peut-être que c’était vrai, peut-être qu’il devait accepter que sa vie ne serait jamais normale. Pourtant, son combat n’était pas seulement avec Alexandre. Il était avec le futur qui lui avait été imposé, avec le destin qui semblait vouloir l’écraser sous le poids d’une responsabilité qu’il ne demandait pas non plus.

Victor s’arrêta devant la fenêtre, contemplant la ville de Paris qui s’étendait devant lui, enveloppée dans un brouillard fin, typique des premières heures du matin. Ce n’était pas le monde qu’il avait imaginé, mais peut-être que ça l’aurait été. Peut-être qu’à la fin, il aurait pu le comprendre.

C’était plus qu’une vengeance ou une lutte pour le pouvoir. C’était son identité, celle de chacun d’entre eux, définie par une inéluctabilité que personne ne pouvait contrôler.

Puis, alors que son regard se perdait dans les ombres de la ville, il sentit un pas derrière lui. Il se retourna et trouva Chateaubriand, qui le regardait attentivement.

"Il n’est jamais trop tard pour choisir qui vous voulez être, Victor," dit l’homme calmement. "Votre capacité est puissante, mais elle ne vous définit pas. Ce n’est qu’une partie de ce que vous pouvez devenir. Et rappelez-vous, tous les liens ne sont pas destinés à vous faire tomber. Certains pourraient vous soulever."

Victor le regarda, les mots résonnent dans sa tête comme un écho. Il n’avait pas de réponses, mais peut-être que Chateaubriand essayait de lui dire quelque chose qui allait au-delà du simple destin. Quelque chose à propos de son humanité.

Peut-être, pensa-t-il, que tout n’était pas écrit. Peut-être qu’il aurait aussi eu le choix.

La première rencontre entre Alexandre Dumas et Chateaubriand eut lieu dans une pièce silencieuse, plongée dans la pénombre de fin d’après-midi, alors que le soleil se couchait lentement au-delà de l’horizon et que le ciel se teintait de nuances dorées et rouges. L’air était plein de poussière et d’histoire, comme si chaque coin de cette maison avait vu passer des générations d’hommes et de femmes qui avaient écrit et réécrit les mêmes mots, le même destin.

Dumas, le jeune Alexandre, n’était pas encore ce que le monde aurait connu comme un grand écrivain. Il n’était même pas écrivain à l’époque. Il rêvait de l’être, il désirait ardemment laisser sa marque dans le monde par ses paroles. Mais au fond de lui, il savait que son destin était différent. Sa place était à côté de l’organisation que son père, le général, avait laissée en héritage, les Poètes Maudits, et il ne pouvait s’empêcher d’en suivre les traces. Peu importe combien il essayait, combien il s’éloignait de sa vocation de narrateur, son destin l’appelait à diriger cette mystérieuse et puissante société d’hommes aux capacités extraordinaires.

Quand Dumas franchit le seuil de la pièce, son pas était incertain mais déterminé. Chateaubriand l’attendait. Le vieil homme était assis derrière un bureau poussiéreux, avec une main posée sur un vieux livre et son esprit lointain. C’était un homme d’une autre époque, mais pas moins dangereux que les autres. Sa présence, calme et sévère, remplissait la pièce, comme si chaque mot qu’il prononçait était destiné à changer le cours de l’histoire.

"Bienvenue, monsieur Dumas," dit Chateaubriand en levant les yeux vers lui. Sa voix était basse, profonde, comme celle d’un homme qui avait vécu trop longtemps pour être troublé par quoi que ce soit. Il n’y avait pas d’accueil dans ses yeux, juste une curiosité silencieuse.

"Je viens pour comprendre ma place dans tout cela," répondit Dumas d’une voix ferme, mais son regard trahissait une certaine vulnérabilité. "J’ai été choisi pour prendre la place de mon père, mais je ne veux pas que mon destin soit déjà écrit. Je veux comprendre, savoir si ce qui se passe est vraiment mon chemin."

Chateaubriand se leva lentement de sa chaise, son visage indéchiffrable. Le vieil homme ne semblait pas surpris par les paroles du jeune. En effet, il les attendait, comme s’il les avait déjà connues avant que Dumas ne les prononce. "Le destin, jeune Dumas, est une voie qui se trace toute seule. On ne peut ignorer ce qui nous a été assigné, même si l’on peut se rebeller. Mais il y a une différence entre l’accepter sans résistance et l’embrasser comme partie de nous. Êtes-vous prêt à faire ce dernier pas ?"

Dumas resta silencieux, sentant le poids des paroles de Chateaubriand. Il passa une main dans ses cheveux, comme pour chasser cette pensée qui le tourmentait depuis qu’il avait compris son rôle. "Je n’ai pas le choix, n’est-ce pas?"

"Non," répondit Chateaubriand, mais le ton était doux, comme s’il essayait d’expliquer une vérité universelle. "Le choix n’est pas de celui qui se trouve au milieu du destin, mais de celui qui a le courage d’y vivre. Si vous voulez vraiment connaître votre avenir, vous devez être prêt à le suivre jusqu’au bout. C’est pourquoi je suis là, pour te préparer, pour te montrer ce que tu ne vois pas encore."

Dumas le regarda, sentant une prise de conscience croissante que le chemin qu’il s’apprêtait à prendre n’aurait pas de retour. Son esprit retourna à ce moment dont il avait rêvé, quand il avait vu l’avenir de la France brisé par les guerres, les trahisons et un monde qui changeait pour toujours. Il voulait que sa vie soit différente, mais c’était peut-être trop tard.

"Qu’en est-il de l’organisation ?" demanda Dumas, comme si c’était la question finale, celle qui définirait vraiment son avenir. "Que puis-je faire pour continuer ce que mon père a construit ?"

Chateaubriand s’approcha de la fenêtre et regarda dehors, son visage marqué par le reflet. "Les Poètes Maudits sont un héritage, un fardeau que je ne peux pas te révéler en une seule fois. Ce n’est pas seulement une question de pouvoir, mais de destin. C’est une cause qui a besoin d’une main ferme, d’un cœur qui ne se laisse pas détourner des rêves de gloire."

"Je ne veux pas seulement le pouvoir," répondit Dumas, avec un sourire qui cachait une pointe de frustration. "Je veux quelque chose de plus. Je veux faire la différence."

"Et tu le feras," dit Chateaubriand, tandis qu’il se tournait vers lui avec un sérieux qui n’admettait pas de répliques. "Mais tu dois être prêt. Il n’y a pas de place pour la faiblesse quand il s’agit des Poètes Maudits. Vous devrez apprendre à combattre non seulement vos ennemis, mais aussi vous-même."

Dumas ressentit le poids des mots comme un défi, mais aussi comme un avertissement. La route qui s’ouvrait devant lui était plus sombre et sinueuse qu’il ne l’avait jamais imaginé. Sa lutte ne serait pas seulement pour le pouvoir, mais pour l’âme même de sa famille et de l’organisation que son père avait autrefois créée.

"Que dois-je faire?" demanda enfin Dumas, prêt à suivre cette voie qui ne lui donnait aucune échappatoire.

Chateaubriand le regarda avec un sourire énigmatique, presque malicieux. "Apprends à vivre comme un homme, Alexandre. C’est seulement ainsi que tu seras prêt à guider ce qui a déjà été écrit dans le destin."

Dumas se trouvait à nouveau seul, le cœur et l’esprit perdus dans les souvenirs de ce jour lointain, de cette première rencontre avec Chateaubriand. Le vieil homme avait raison, dans un sens : combien de choses avaient changé depuis. Combien de choses avaient changé en lui.

Des années s’étaient écoulées depuis cette conversation, des années où le jeune Alexandre avait vu son monde et lui-même se transformer d’une manière qu’il n’aurait jamais pu imaginer. A l’époque, ses paroles avaient un ton décidé, presque de défi. Il croyait avoir le contrôle de son propre destin, qu’il pouvait choisir sa voie, mais maintenant il savait que ce n’était jamais arrivé. Les visions, ces maudites visions, l’avaient guidé dès le début, en le faisant sombrer dans le cœur d’un futur qu’il ne pouvait pas changer, mais seulement suivre.

"Apprends à vivre comme un homme." Les mots de Chateaubriand retentissaient encore dans son esprit, maintenant plus que jamais. Qu’est-ce que ça veut dire de vivre comme un homme ? Il l’avait pensé tant de fois, depuis qu’il était devenu père, quand Mercedes avait disparu, quand le futur de la France semblait se dissoudre entre ses mains, comme du sable qui glissait. Il avait essayé de suivre son destin, de guider les Poètes Maudits, de les ramener à leur ancienne splendeur. Pourtant, chaque fois qu’il pensait avoir atteint son but, les choses changeaient, comme si le futur lui-même était une ligne vacillante, toujours en mouvement.

Il n’était plus le même jeune homme que Chateaubriand avait rencontré. Il n’était plus seulement le fils d’un général, prêt à porter l’héritage de son père. Il était devenu quelque chose de différent, quelqu’un qui luttait pour comprendre le poids de ses choix, qui essayait de tenir les rênes d’un monde qui semblait lui échapper. La mort de Mercedes l’avait marqué d’une manière qu’il n’aurait jamais pu imaginer. Pas seulement en tant qu’homme, mais en tant que leader. Ses visions étaient plus fortes que jamais, mais il ne voyait maintenant qu’un avenir inquiétant, où chaque pas semblait l’éloigner de sa famille, de ce qu’il avait juré de protéger.

Chateaubriand, avec ses mots durs et impassibles, lui avait dit qu’il n’y avait pas de place pour la faiblesse dans les Poètes Maudits, qu’il devait apprendre à se battre contre lui-même. Mais qu’est-ce que ça voulait dire se battre contre soi-même, quand son propre destin semblait déjà écrit ?

Là, dans le silence de cette pièce, Dumas ne put s’empêcher de se demander s’il avait fait le bon choix. Il avait suivi le chemin qu’il pensait devoir suivre, mais maintenant ? Maintenant que le futur se profilait devant lui comme un brouillard impénétrable, il ne pouvait s’empêcher de se sentir perdu, comme si son existence même était piégée dans une trame qu’il ne parvenait plus à démêler.

"Apprends à vivre comme un homme," se répéta-t-il avec un sourire amer. Cette phrase le tourmentait encore, comme si elle était devenue un jugement, une condamnation qui l’avait accompagné à chaque pas, à chaque bataille. Et pourtant, il savait d’une certaine manière que c’était ainsi. Il n’y avait pas d’autre solution. Il avait appris, au cours de ce long chemin, qu’être un homme signifiait aussi faire face à ses propres choix, avec le poids de ce qu’il était devenu.

Et pourtant, en regardant le petit Alexandre, le fils que Mercedes avait tant aimé, Dumas se demanda s’il y avait encore de l’espoir. S’il avait pu protéger le garçon du destin qu’il avait déjà vu pour lui. Si, peut-être, avec Victor Hugo, il aurait réussi à changer le cours de l’histoire.

Peut-être qu’au fond, vivre comme un homme signifiait aussi apprendre à espérer, malgré tout.



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